Être une femme noire ouvertement homosexuelle et fière est un geste révolutionnaire, particulièrement à Hollywood. Pour l’écrivaine, productrice et actrice, ce n’était pas négociable et ça a payé d’étonnantes façons.
Lena Waithe a toujours porté attention aux détails.
Enfant, elle était obsédée par la télévision. Elle n’admirait pas seulement les célébrités, elle ressentait le besoin de tout savoir à leur sujet : leur lieu de naissance, leurs passe-temps favoris et ce qui les motivait. Elle étudiait attentivement leurs entrevues et analysait leurs réponses. Lorsqu’elle réussissait à entrevoir ce qui se cachait sous le papier glacé, elle découvrait des personnes complexes, avec des défauts. Des gens réellement intéressants.
L’examen attentif de la condition humaine a bien fonctionné pour Lena Waithe, et sa curiosité a porté fruit pour nous tous. Avec sa sensibilité et son flair, à travers ses histoires et ses personnages, l’écrivaine, productrice et actrice immortalise ce que signifie être Noire et queer dans l’Amérique d’aujourd’hui. Là où nous avons été réduits à de dommageables clichés, elle nous a rendu notre intégrité en donnant à voir la richesse de nos expériences, de nos traumatismes et de nos joies. Ce travail de reconstruction a permis à Lena Waithe, reconnue pour la création du drame The Chi et pour son rôle de soutien dans la comédie Master of None, d’obtenir une place convoitée à Hollywood, en plus d’être acclamée par la critique et d’être soutenue par les membres des communautés LGBTQ+.
Le jour de notre entrevue, Lena Waithe a mis son exceptionnel souci du détail au service de sa tenue. Gravure de mode assumée, elle arbore un élégant style soft-stud sur les tapis rouges et sur les médias sociaux. Sa dépendance aux sneakers est largement documentée dans ses stories Instagram; la cape arc-en ciel, maintenant légendaire, qu’elle a portée au Met Gala 2018 a fait le tour d’Internet. Aujourd’hui, cependant, je ne peux pas la voir ou découvrir ce qu’elle porte. Elle est à Los Angeles, je suis à Toronto et nous nous parlons au téléphone. Je constate rapidement que la générosité est une autre des qualités de cette femme de 34 ans. Pour pallier notre manque de contact visuel, elle décrit méticuleusement sa tenue vestimentaire.
L’énumération va de bas en haut : des Nike Air Prestos blanc cassé (« la première édition, pas la deuxième »), des pantalons extensibles noirs Nike et un hoodie sur lequel il est écrit « No More Comics in L.A. » que lui ont envoyé les créateurs de la série Web après qu’elle leur ait fait don d’un capital de démarrage. Elle porte aussi une casquette ornée du mot « Treated », un terme d’argot de Chicago voulant dire «réprimandé». «Oh, et en dessous du hoodie, je porte une chemise avec un imprimé», a-t-elle ajouté quelques minutes plus tard. C’est ainsi qu’un personnage serait décrit dans un script pour la première fois – avec un niveau de détail que seul un écrivain donnerait à un autre écrivain.
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Les parents de Lena Waithe ont divorcé lorsqu’elle avait trois ans. Sa mère a alors déménagé avec ses deux filles dans la maison de leur grand-mère, dans le South Side de Chicago, un quartier que Lena Waithe revisitera plus de deux décennies plus tard dans The Chi. Les trois générations de femmes y ont vécu pendant les neuf années suivantes. J’ai demandé à Lena Waithe quel genre d’enfant elle était. Studieuse ? Performante ? Espiègle ? « Un peu de tout ça dépendamment de la journée, déclare-t-elle. Je n’étais vraiment pas une sainte, mais j’étais très curieuse. Je pouvais être complètement obsédée par certaines choses ».
C’était particulièrement vrai pour la télévision et les films. Avec sa carte Blockbuster en main, Lena Waithe a essayé une fois de louer tous les films du magasin. Elle était reconnue pour regarder le même film – disons Do the Right Thing de Spike Lee – plusieurs semaines de suite.
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À l’âge de sept ans, élevée en écoutant A Different World, In Living Color et The Cosby Show, elle savait qu’elle voulait écrire pour la télévision. Ces émissions, qui représentaient une victoire en matière de représentation populaire des Noirs, l’ont considérablement influencée. « Nous pouvions y voir des dynamiques de nous-mêmes et des interactions très intéressantes, dit-elle. De nombreuses personnes de mon âge ne voulaient pas seulement être des professionnelles, elles voulaient être exceptionnelles. Elles étaient fières d’être Noires. Elles étaient fières d’être intelligentes ».
Lena Waithe parle vite. Sa bouche doit travailler deux fois plus vite pour suivre le rythme de son esprit. Sa voix chaleureuse n’altère en rien son empressement à dire les choses telles qu’elles sont. Elle assume sans complexe ce qu’elle veut pour elle-même et pour le reste des créateurs jeunes, noirs, queers qui aspirent à se rendre aussi loin qu’elle. Elle est déterminée à changer l’industrie et elle fait de l’espace pour pour amener des gens avec elle.
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En janvier 2018, vêtue d’un smoking entièrement noir en soutien au mouvement Time’s Up contre le harcèlement sexuel, Lena Waithe marchait sur le tapis rouge des Golden Globes lorsque sa relationniste lui a annoncé qu’elle ferait la couverture de Vanity Fair. « Je ne savais même pas que nous l’envisagions, alors j’étais abasourdie », se rappelle-t-elle en riant.
Cette édition du mois d’avril était aussi un baptême pour Radhika Jones, la nouvelle rédactrice en chef du magazine et la première femme de couleur à diriger la publication phare de Condé Nast. Radhika Jones avait choisi quelque chose, et quelqu’un, d’entièrement nouveau pour le magazine mensuel : une lesbienne noire portant un t-shirt col rond entièrement blanc, un collier à chaîne double, un maquillage minimaliste et de longues tresses rastas tombant sur une épaule. Son seul autre ornement était un sourire en coin. En couverture d’un magazine généralement rempli de femmes blanches vêtues de robes de grands créateurs, Lena Waithe devenait l’ambassadrice décomplexée d’un Hollywood nouveau.
Les éloges ont afflué de partout dans l’industrie, particulièrement de la part d’acteurs de couleur comme Mindy Kaling, Gabrielle Union, Chadwick Boseman, Zendaya et Lupita Nyong’o. Il était saisissant de voir la similarité de leurs réactions : pendant si longtemps, des corps comme les nôtres n’ont pas pu intégrer la presse grand public. Ce visage sur une page couverture change toute la donne.
Être une femme noire out dans l’Amérique d’aujourd’hui est un geste révolutionnaire. Alors que les droits des femmes et de la communauté LGBTQ+ sont bafoués, et que les gens de couleur continuent d’être victimes de l’industrie carcérale et de violences sanctionnées par l’État, un nombre grandissant de personnalités publiques utilisent leur notoriété pour dénoncer les problèmes en lien avec la race, le genre et le manque de représentation diversifiée. Lena Waithe, « grande gueule » autoproclamée, s’inquiète-t-elle parfois d’être pénalisée pour s’être faite entendre ? « Non, je ne crois pas à cela », affirme-t-elle. Si elle a l’occasion de faire un discours ou de prendre position, elle le fera. « C’est ma responsabilité. Je ne sais pas comment me cacher ».
Ces dernières années ont mis l’accent sur les relations interraciales d’une manière qui n’avait pas été vue depuis le Mouvement des droits civils. Confrontés au nombre croissant de morts d’hommes noirs aux mains des policiers, les personnes de couleur parlent de leur douleur (altercations avec la police, microagressions quotidiennes) et de leur joie (#BlackGirlMagic). Dans le même temps, les appels en faveur d’une représentation plus réaliste dans les médias se font plus insistants. Que ce soit grâce au mouvement #OscarsSoWhite, qui condamne l’omniprésence des personnes blanches dans les films et à la télévision, ou du nombre croissant de voix qui signalent le manque d’auteurs-producteurs ou d’écrivains de couleur, les demandes en faveur de plus d’inclusion sont finalement entendues et, dans certains cas, sont même respectées.
La présence de Noir.e.s dans le milieu du divertissement a engendré la création d’émissions comme Scandal, How to Get Away With Murder, Empire, Queen Sugar, Insecure, Atlanta, Black-ish et Dear White People. Des films font l’histoire, comme Moonlight récipiendaire du prix du meilleur film aux Academy Awards 2017, Get Out qui a remporté l’Oscar 2018 du meilleur scénario original et Black Panther qui a fracassé les records de vente de billets en Amérique du Nord.
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« C’est le genre de travail que la plupart d’entre nous avons toujours voulu faire, mais il est certain qu’un changement s’est produit. Le contenu produit par des personnes noires est maintenant très tendance, dit Lena Waithe. Toutes ces choses qui mettent de l’avant des gens de couleur ont touché une corde sensible chez les personnes noires, mais aussi chez les autres. Donc, soudainement, Hollywood a besoin de nous. J’en suis reconnaissante et j’en profite ». Lena Waithe saute sur l’occasion. Qui pourrait la blâmer? Le plus récent rapport GLAAD sur la représentation dans les médias a démontré que, bien que le nombre de personnages LGBTQ+ ait augmenté à la télévision, le nombre de personnes queers de couleur a chuté. Eh bien, les projets de Lena Waithe comprennent déjà les deux, et plus encore. Elle travaille aux intersections de la race, du genre, des classes et de la sexualité par des moyens qui s’éloignent fortement des clichés préjudiciables à propos des Noirs, des queers et des femmes qu’on nous a forcé à regarder dans le passé.
À travers son regard, il y a une multiplicité des expériences noires. Nous ne sommes pas des spectacles unidimensionnels à consommer. En produisant le film Dear White People, elle a mis l’accent sur l’élite étudiante universitaire noire. The Chi humanise des endroits et des gens (en particulier des hommes noirs) qui sont si souvent dépeints comme des criminels par les grands titres sensationnalistes. La propre histoire de sortie du placard de Lena Waithe, qu’elle a utilisé pour l’épique épisode « Thanksgiving » de Master of None, lui a permis de remporter un Emmy pour l’écriture d’une comédie, faisant d’elle la première femme noire à recevoir ce prix.
Et elle a encore beaucoup de choses à dire. Twenties, une série que Lena Waithe a écrite en 2009 à propos de la vie d’une femme queer noire et de ses deux amies hétérosexuelles, a finalement obtenu une commande pour une émission pilote plus tôt cette année tandis qu’Universal est en train de tourner Queen & Slim, un long métrage que Lena Waithe a écrit à propos d’un couple de Noirs qui a tué un policier en situation de légitime défense. De plus, elle tient sa promesse qui consiste à amener son entourage avec elle : elle est chef de production d’une série d’humour satirique à propos d’un homme noir homosexuel qui a des problèmes de santé mentale, ainsi que de Them, une anthologie d’horreur à propos des Noirs en Amérique. Ce n’est pas seulement une impressionnante liste de réalisations, c’est une classe de maître qui saisit et cristallise des réalités complexes. Selon Lena Waithe, un excellent scénariste de télévision réussit à trouver l’équilibre entre l’imagination et la vie réelle. « Je ne bois pas d’alcool. C’est un détail à propos de moi. Et Slim [de Queen & Slim] ne boit pas non plus ». Emmett, l’un des jeunes protagonistes de The Chi, a une obsession insatiable pour les sneakers, comme Lena Waithe. Sa fiancée, Alana Mayo, qui est directrice de production, se retrouve aussi parfois dans son travail. « Les petites dynamiques entre nous apparaissent. Je crois que ça devrait toujours être le cas. S’il n’y a aucune partie de vous dans votre travail, il ne sera pas mémorable ».
Il y a quelques années, lorsque Lena Waithe est entrée dans une pièce remplie de dirigeants pour parler de The Chi, elle savait déjà qu’ils étaient intéressés. Elle ne serait pas allée à cette réunion si cela n’avait pas été le cas. «Je n’aime pas le mot pitch, explique-t-elle. Je ne suis pas là pour vendre quoique ce soit. Je suis là pour discuter ». C’est une position enviable. Mais, fut un temps, Lena Waithe était à l’extérieur de tout cela et tentait de pénétrer ce monde, ce qu’elle n’oublie pas facilement. Après son arrivée à Hollywood en 2006, elle a obtenu un emploi comme assistante auprès de Gina Prince-Bythewood, productrice de Love & Basketball. Plus tard, elle est devenue assistante de production pour Ava DuVernay (Selma, A Wrinkle in Time). Maintenant, elle rend la pareille. Ce qui est encore cruellement nécessaire. Selon un récent rapport de l’organisme de défense Color of Change, pendant la saison 2016-2017, deux tiers des 18 réseaux de télévision des États-Unis n’embauchaient aucun écrivain noir.
Selon ses comptes, Lena Waithe a environ 70 protégés à ses côtés qui participent à des groupes d’écriture ou travaillent comme assistants. « Je ne veux jamais que quelqu’un n’atteigne pas son plein potentiel. Je ne veux jamais que quelqu’un meure en ayant remis un rêve à plus tard», affirme-t-elle. Par contre, sa générosité n’est pas gratuite : vous devez faire vos preuves. « Je veux donner aux gens les outils et les opportunités dont ils ont besoin pour raconter des histoires, mais ils doivent travailler», explique-t-elle. Si écrire, jouer, produire, effectuer du mentorat et la revendication représentent beaucoup de travail, Lena Waithe ne semble pas le remarquer. Elle parle plutôt de toutes les personnes qui l’aident à accomplir le travail : une quantité assez impressionnante d’agents, d’assistants et de stagiaires. « Je crois que les gens pensent que je travaille 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, parce que plusieurs choses se passent en même temps», affirme-t-elle. Ce n’est pas le cas… ou pas tout à fait. Bien qu’elle ait « rapidement » lu trois scripts le dimanche précédent notre discussion, Lena Waithe essaie de ne pas travailler les week-ends. Pour décompresser, elle se fait faire des massages, regarde la télévision avec sa fiancée et sort avec des amis.
Elle n’est plus l’enfant qui scrutait les entrevues de ses vedettes préférées à la recherche de détails éloquents. Maintenant, elle peut écrire à propos des gens qu’elle veut voir. Et c’est sur elle que les gens font des recherches. Quoique les observateurs n’ont pas besoin de creuser très loin pour découvrir que Lena Waithe est complexe. Il faut fouiller encore moins loin pour constater la vague de soutien dont elle bénéficie. Alors pourquoi Lena Waithe et pas une autre? Elle n’en est pas certaine mais a tout de même une théorie : « Peut-être parce que je donne uniquement de l’amour. Je n’ai rien contre personne et les gens n’ont rien contre moi. Gérer ce genre de situation demande beaucoup trop d’efforts ». Une personne qui a de l’assurance, une vision, du courage, de la détermination et un esprit généreux – toutes des caractéristiques que possèdent les bons leaders – a conquis l’industrie. Elle produit des films et des séries à propos de personnes qui lui ressemblent et qui partagent ses expériences. Elle travaille aussi avec des personnes comme ça. Celles qui tiennent la porte et tendent la main. Faisant échos aux années 90, mais en gardant un œil sur la longévité, la représentation des Noirs à l’écran renaît.
Lena Waithe sera très occupée au cours des prochaines années mais elle sait, qu’un jour, ses projets d’écriture ralentiront. Elle est déterminée à ce que cela se produise selon son propre échéancier. Elle veut bâtir un empire qui inspire les jeunes de couleur à poursuivre leurs rêves d’écriture et de production pour la télévision. « Finalement, je veux juste pouvoir aider les gens à accomplir des choses. C’est mon but ultime, déclare-t-elle. Car si nous sommes plus nombreux à le faire – si chacun d’entre nous commençons à soutenir les ambitions des autres – nous changerons l’industrie à partir de l’intérieur ».
Par Eternity Martis
Photos Kelly Jacob & Neldy Germain (The Woman Power)