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Ce que pelleter à -23°C m’a appris du sentiment d’appartenance

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Par un soir de grand froid de février, à Calgary, nous préparons la pendaison de crémaillère de mon amie qui commence dans une heure. « Que puis-je faire d’autre pour aider ? », je demande. C’est comme ça que je me suis retrouvée dehors, de la neige jusqu’aux genoux, à pousser une pelle sur un trottoir couvert de glace. Je stabilise ma position dans l’espace dégagé, j’agrippe énergiquement la pelle de mon gant en molleton jaune – un cadeau offert par ma famille adoptive avant que ma carte de résidente permanente et moi ne nous exilions vers le nord – puis j’attaque de nouveau cette glace récalcitrante. J’ai déneigé un bon 20 pieds; mes mains brûlent. Je monte l’escalier menant à la maison chauffée, hors de ces -23 °C.

Avant d’ouvrir la porte moustiquaire givrée, je jette un coup d’œil à la cour; la moitié du travail reste à faire. D’où je viens, il neige parfois jusqu’en avril, mais il y a longtemps que j’ai quitté cette ville. Je n’ai pas pelleté autant de neige depuis au moins 15 ans. Les bordures du chemin qui mène de la cour enterrée sous la neige au trottoir glacé ne sont pas droites, bien découpées ou dignes d’un bon voisin; on dirait du tissu déchiré à la hâte. De quoi aura l’air mon travail chaotique à la lumière du jour ? Je sais trop bien que les bonnes intentions peuvent rapidement être jugées insatisfaisantes.

L’angoisse visite des lieux déjà investis par le froid. J’entre dans la cuisine et mon corps n’arrive pas à absorber la chaleur de la maison. Mon amie porte des gants de vaisselle; elle lave nos couverts sales de la journée. On repart à neuf avant le début de la soirée. Je ris en lui posant ma question, mais je suis sincère. Je lui demande si elle peut vérifier mon travail.

Je ne suis pas straight, et je viens d’un endroit qui exigeait que je le sois. L’ancien chez-moi : me confronter au dégoût des autres jusqu’à ce que je me demande si je le mérite, s’il y a à ce point quelque chose qui ne va pas avec moi. Je viens d’un territoire qui permet la discrimination, l’exclusion, l’homophobie. Tout mon être s’est construit sur des bases incertaines – tantôt accepté, tantôt rejeté. Sur le qui-vive: cette glace noire qui trouvera toujours mes pas, cette sécurité qui vient de la rectitude, cette expulsion qui m’attend au détour. Me rendre utile atténue le risque, me permet de mériter ma place. J’ai été accueillie par une nouvelle famille, par de nouvelles amitiés et, maintenant, par un nouveau pays. Mais, toujours, le danger guette: me garderez-vous ?

Voici une stratégie pour atténuer ce risque: devant le rejet, je serai exceptionnelle. Je ferai mes preuves au-delà du désaveu. Mes actions devanceront la menace. Les gens m’ont demandé – quand j’ai rempli les formulaires, quand j’ai obtenu ma résidence permanente – si c’était une fuite en avant. Je ne m’enfuis pas, j’accours, j’expliquais. J’accours vers quelque chose, je crois. Je croyais. Je n’avais pas l’impression que cette décision était motivée par la peur, mais me voilà à Calgary, anxieuse devant le zigzag que j’ai pelleté.

Fuir, accourir… Dans la cuisine, je balance mon poids d’un pied à l’autre. Mon amie ferme le robinet, elle regarde ces mains que je frotte ensemble pour retrouver une forme de sensation. « J’y retourne dans une minute, dis-je en agitant les doigts, je dois juste me réchauffer les mains un petit peu. »

«Oh, ma chérie», dit-elle en prenant un de mes gants néon tout mouillés sur le comptoir. «Tu n’as pas de Hot Paws?» Elle fouille dans le placard de l’entrée, puis sort de grosses mitaines noires. Je les enfile et mes mains redeviennent des mains: chaudes, humaines, capables. «On va t’en trouver au Canadian Tire», ajoute-t-elle. Elle me fait un clin d’oeil.

Je pointe la cour dans la nuit. J’angoisse de nouveau en pensant au trottoir, puis je réalise que je retiens mon souffle. Et je prononce une phrase que je n’ai encore jamais dite, consciente de mon statut, de ma blancheur, du pays natal inscrit sur mon passeport. De mon privilège. Consciente que les nations ne sont pas monolithiques et que personne n’est statique, ces mots surgissent: «J’essaie d’être une bonne immigrante. » Elle regarde à travers les reflets glacés de la porte moustiquaire. Elle hoche lentement la tête en considérant mon travail. «C’est parfait! »

Je remonte la fermeture éclair de mon manteau et je fais claquer ces Hot Paws l’une contre l’autre. C’est reparti. Encore 20 pieds – ça fait combien de mètres, déjà? La seconde moitié du trottoir me paraît moins hostile. À chaque pelletée de neige que je lance sur le côté, j’ai une nouvelle compréhension de la surface qui se trouve en dessous: connue, gérable, acceptable. Personne ne glisse sur le chemin de l’entrée. Ils savent marcher sur la glace et ils savent accueillir à bras ouverts, même si c’est la pendaison de crémaillère de quelqu’un d’autre. Ensemble, nous prenons une bouchée, nous trinquons avec nos verres de plastique. J’apprends leurs noms et leurs bienveillances. Je suis nouvelle ici, mais ils m’accueillent dans la douceur de leur cercle, de leur chaleur, de leur ici.

Ma queerness m’a coûté des choses difficilement remplaçables. Peut-on vraiment repartir à zéro quand tant de choses semblent manquer dès le départ ? Un traumatisme est une rupture. Il masque les possibles, mais ce soir, alors que la chaleur se fraye un chemin, je réalise que mon coup de pelle va s’améliorer. Je ne réussirai pas toujours à briser la glace, je ne pourrai jamais corriger tous les torts causés. Mais cette neige, cette amie, ses Hot Paws et son c’est parfait, ce profond soulagement d’être accueillie me donnent de l’espoir en ce qui m’attend.

Texte par Ellen Adams

Photo par:

kimura byol-nathalie lemoine
(키무라 별 – 나타리 르뫈 – ビヨル – ナタリー レムワンー)
est artiste conceptuel·le et multimédia et féministe. Par la calligraphie, la peinture, l’image numérique, la poésie, la vidéo et les collaborations, yel·le explore et questionne les identités (diaspora, ethnicité, colorisme, post colonialisme, immigration, genre). kimura*lemoine a remporté différentes bourses et son travail a été exposé, projeté et publié tant au Canada qu’à l’étranger. À titre de commissaire d’exposition, kimura*lemoine développe des projets donnant une voix et une visibilité aux minorités et, à titre d’activiste-archiviste, yel·le documente l’histoire de la culture des adopté·es à travers l’art et les médias dans le cadre du projet ACA (Archives culturelles des adopté·es).

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