Entrevue avec la réalisatrice du film Cerveaux Mouillés d’Orages – documentaire important qui met en scène l’artiste peintre Laurence Leroy (Cocopirate) ainsi que sa défunte compagne Hélène, aussi en situation de handicap. Vous pouvez découvrir les oeuvres de Cocopirate dans le nouveau magazine lstw.
lstw x Karine Lhémon
Peux-tu nous raconter ce qui t’a mené à réaliser le film Cerveaux Mouillés d’Orages ?
Dans ma pratique de photographe, je travaille auprès d’associations sur diverses formes d’exclusion de personnes au chômage, en situation de handicap ou atteintes de maladies graves. Mon regard a traversé la tyrannie des apparences, dans un monde conçu principalement pour des valides en bonne santé. Dans mes recherches personnelles, je me suis d’emblée intéressée au corps, comme lieu irréductible de la différence et l’un des premiers enjeux de pouvoirs. J’ai réalisé de nombreuses séries et diaporamas. Cela relevait parfois d’images cinématographiques. Mon mémoire de Master 2 en Arts Plastiques a porté sur la notion d’entre les images : image fixe/image en mouvement, marges/normes, centralité/périphérie.
C’est dans ce contexte que j’ai rencontré Hélène et Laurence : elles dansaient ensemble dans une soirée. J’ai été subjuguée par leur présence sur la piste qui dégageait une complicité et une force incroyable. J’ai vu deux corps glorieux qui tournoyaient dans l’espace. Sans les connaître, je leur ai proposé de les filmer. Elles avaient un grand désir de visibilité et ce projet leur a plu tout de suite. Nous avons alors échangé longuement et convenu d’un premier rendez vous, chez elles, en Ardèche, où je me suis rendue avec ma caméra, peu avant leur mariage. Cette immersion dans leur quotidien pendant un an a été intense en émotions. Elles m’ont ouvert leur territoire intime avec beaucoup de générosité et d’entrain. Ça a été une aventure riche de partages et d’échanges qui m’a donné une grande énergie créatrice.
En plus de la réalisation, tu pratiques aussi la photographie ? Comment décrirais-tu l’impact que ces deux formes d’art ont sur toi et sur ta création ?
Les deux médiums ont toujours nourris mon imaginaire. La photo vient de mon père qui m’a donné mon premier appareil. Il parlait peu et nous photographiait beaucoup : les albums de mon enfance ont représenté à mes yeux un langage d’amour. Ma mère, avec une mère très cinéphile, nous emmenait au cinéma toutes les semaines. Leur impact est considérable : parfois je rêve d’avoir une caméra à la place des yeux. Je suis souvent frappée par cette réalité qui dépasse la fiction et qui pourrait faire l’objet d’un film.
La photographie fait partie intrinsèque de ma vie. Une sorte de memento mori qui m’accompagne partout. J’utilise souvent le smartphone léger et pratique. Le film documentaire m’a permis de travailler dans la longueur, ce que j’ai toujours aimé faire. Le rapport au public est différent car le spectateur s’identifie parfois aux personnages. Le film a crée une sorte de promiscuité avec les héroïnes, l’impression de les connaître, ce qui est assez troublant. Hélène et Laurence remettent en question les normes de notre société, et proposent des alternatives et des utopies qui échappent à tout pathos. Quelque soit le médium, il s’agit pour moi d’un accès au monde de et par l’image. Une façon de rendre visible une multitude d’identités et de reconsidérer notre rapport aux choses, aux autres et peut-être aussi finalement à nous-mêmes, comme une manière de renouer avec le goût de l’altérité. Ce sont ces déplacements de perception qui m’intéressent.
Comment décrirais-tu la beauté ?
J’aime l’expression kantienne de la beauté qui est « l’objet d’une satisfaction désintéressée et libre ». C’est à la fois inutile et indispensable à la vie. La création est un terrain fertile à son expression. Aller à la rencontre d’oeuvres d’art est une expérience qui multiplie les chances de vivre des émotions esthétiques. Mais pas seulement : on peut s’émerveiller devant des choses ou événements minuscules qui nous ravissent. C’est une certaine perception du monde que de savoir dénicher la beauté : il s’agit encore de prendre le temps de la voir.
Parfois aussi une immense beauté rend mélancolique, jusqu’à l’effroyable beauté d’images perturbantes qui tendent alors vers le sublime. Cette « finalité sans fin » fait aussi l’objet de grandes polémiques, notamment dans l’art contemporain : comment déterminer la beauté d’une oeuvre ? Tout cela est relatif à notre culture, à l’éducation, aux conventions qui nous pétrissent et façonnent une certaine idée du beau. Le « bon goût » relève d’une forme d’expertise qui analyse cette notion du beau dans le contexte de l’Histoire de l’Art. La beauté est plurielle pour moi, définie par le plaisir esthétique qu’elle suscite, y compris lorsqu’elle vient nous surprendre là où on ne l’attend pas. J’aime la beauté, et je pense qu’elle pourrait sauver le monde !!
L’élément actuel qui influence le plus ton art en ce moment ?
Les révoltes sociales en France et dans le monde, les mouvements #metoo, #noustoutes, le collectif 50/50 pour le cinéma et #lapartdesfemmes pour la photographie, accentue mon désir de donner à voir des formes de résistance. Ces résistances peuvent revêtir différentes formes, des plus radicales aux plus transgressives. Cela peut être aussi des gestes comme ces jeunes de quartiers périphériques qui ouvrent des bornes à incendie (chose tout à fait interdite) pour s’arroser pendant la canicule qui s’est abattue sur la ville. (Voir image ci-dessous de la série « incendie »)
Tu as récemment visité Montréal – Y-a-t-il quelque chose qui t’a marqué tout particulièrement ?
J’ai été frappée par la présence d’espaces verts et de fleurs partout sur les trottoirs, par le rythme doux et calme ; j’ai aussi trouvé les gens détendus, souriants et une forme de convivialité réjouissante. J’ai aimé la qualité insulaire de la ville avec ses îles et jardins foisonnants.
Un endroit que tu aimerais visiter prochainement et pourquoi ?
Lors de mon dernier séjour au Québec, j’ai eu la chance de faire un tour de la Gaspésie. J’ai adoré ce voyage avec son rythme très particulier de road trip sur la route 132. J’aime l’eau et longer le Saint Laurent était formidable de lumières insensées et de beauté ;)) Cela m’a donné envie d’y revenir et d’y passer plus de temps, d’aller dans les réserves fauniques ou voir les paysages à une autre saison.
Ce que tu espères pour le futur…?
Faire un nouveau film, de nouveaux projets d’expositions et de reportages en photographie, d’animer des ateliers en tant que photographe intervenante (éducation à l’image), et rencontrer un bel amour.
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