Julie Laurin est une artiste photographe qui a développé son style et son regard par ses propres moyens en s’inspirant d’autres formes d’art. Après quatre séries de photographies réalisées à Montréal, son travail commence à se faire connaître et à susciter un intérêt croissant de la part du public. Il lui est aujourd’hui impossible de concevoir sa vie sans faire de l’art, tant son regard détermine et est déterminé par son environnement. Se faire le miroir de ce qui n’est pas visible à l’œil nu est devenu pour elle une nécessité.
C’est un rapport à la photo développé depuis l’enfance ainsi qu’un parcours en art visuel (dessin et sculpture) et en théâtre à Ottawa, qui ont naturellement porté Julie à concevoir un style photographique singulier. Ses photos artistiques ont commencé à la demande de deux de ses amantes et lorsqu’elle a réalisé pouvoir photographier, avec l’aide de comédien(ne)s, des personnages et des scènes issues de son imagination. À travers ses séries, elle s’attache à explorer et à dévoiler des émotions qu’elle vit ou qu’elle demande aux photographié(e)s de ressentir dans le but de « faire ressortir le dedans en dehors » pour toucher son public. S’il lui est impossible de concevoir sa vie sans art, c’est parce qu’il lui permet, entre autres, d’offrir un regard personnel et différent sur les choses qui nous animent et de briser l’écran symbolique dressé entre elle et le monde.
/ Un parcours et une conception autodidacte
Bel exemple de construction de soi à la fois aboutie et toujours en mutation, Julie défend sa position de femme, d’artiste et d’autodidacte à travers ses photos. La photo étant pour elle un vecteur de partage d’émotions, ses séries s’inspirent toujours initialement d’un ressenti, qu’il soit à propos de l’eau ou d’une rupture sentimentale. Pour exprimer cette émotion, elle passe par de nombreuses expérimentations : « Des fois, cela peut prendre un an pour trouver et parfaire une technique parce que je n’utilise pas Photoshop, je ne fais pas de modifications sur mes images ». En outre, pour trouver la justesse de son rendu, elle travaille et pense les corps à travers le mouvement et en relation avec des matériaux propices à sa recherche, sans avoir peur d’y inclure des éléments grotesques.
Il s’agit pour elle de se rapprocher d’une vérité émotionnelle en dépassant les conventions sociales. Pour ce faire, elle s’inspire directement de la vie et d’autres courants artistiques comme le cirque, le théâtre, la musique classique, la peinture et teste en premier lieu ses concepts sur elle-même, ce qui distingue sa démarche. Ses prises de vue se font dans son appartement ou dehors, dans des endroits improvisés, à partir du moment où elle peut utiliser la matière brute, la lumière et l’instant présent. En effet, pour elle, « la photo est une histoire de regard qui n’a rien à voir avec l’appareil ou la technique ».
/ Une création artistique reliée à la femme
Si Julie ne prend pas exclusivement des femmes en photo, son travail a débuté et s’est principalement développé à travers ses amours puis amitiés proches parce qu’elle s’y sentait à l’aise. Aujourd’hui elle se plait à travailler avec des inconnus et reçoit beaucoup de demandes, « trop maintenant », mais garde une tendance à collaborer davantage avec des muses et des amies. Sa série « From Within », visant à mobiliser des autour de trois ressentis – la sensualité, la mélancolie et l’affirmation de soi – questionne le rapport des femmes avec les données sociales mais aussi avec elles-mêmes : « Je voulais aborder ces sujets là et parler des femmes sans nécessairement parler de féminisme ». En effet, Julie cherche à comprendre ce que ce triptyque d’émotions signifie aux yeux de celles qui les portent constamment sur leurs épaules.
Comment s’affirmer en tant que femme et artiste aujourd’hui? Qu’est-ce que la sensualité pour une femme, sans qu’elle soit confondue avec la sexualité? Qu’est ce qui nous est permis d’être et d’exprimer comme émotion dite « négative » devant les autres? Il s’agit à la fois de se confronter aux carcans dans lesquels les femmes peuvent être cloisonnées, mais aussi de se donner la chance de les déconstruire concrètement.
/ Parler des autres, c’est parler de soi ; s’assumer
Les autoportraits de Julie, débutés en 2013, sont une façon de se regarder en face et de se donner à voir dans ses aspects les plus sombres. S’il s’agit bien d’un exutoire, c’est aussi un moyen de rejoindre les autres : en faisant passer une émotion à travers soi, ce sont les autres que l’on cherche à toucher et en transitant à travers les autres, c’est aussi à soi que l’on s’adresse. Il y a un an, elle a par exemple décidé de documenter son processus de rupture amoureuse en prenant des photos régulièrement avant de les publier sur les réseaux sociaux. Une manière pour elle de se comprendre, de s’accepter et de toucher les autres : « J’essaie de transmettre ce que je ressens à travers les autres et de trouver des modèles qui sont capables de ressentir et d’interpréter cela. Ce ne sont pas juste des belles femmes ». En effet, qu’il s’agisse d’autoportraits ou de portraits, elle souhaite faire « réaliser que ce qui compte, ce n’est pas la beauté physique mais c’est la beauté intérieure ».
Elle vise aussi à considérer la place de la femme artiste et de ses muses, qui sont en général peu, sinon pas, considérées dans les documentations officielles sur les processus créatifs. En effet, pour elle : « Les muses qui ont influencé la carrière d’une artiste lesbienne (pour le meilleur comme pour le pire) ne comptent pas parce que cette artiste même n’est personne. c’est une arme à double tranchant : d’un côté, si tu assumes qui tu es, ton histoire devient visible. Ce et celles qui influencent ton travail peuvent être discutés, documentés et entrer dans l’histoire – mais seulement s’ils arrivent à susciter l’attention au départ. Ou, tu choisis de rester dans l’ombre ou même plus, de cacher ton genre en utilisant un pseudonyme, et tu deviens une « femme artiste » mais tu ne pourras jamais discuter de ce qui t’influence, de ce qui te touche, de ce qui te détruit. Les personnes comme moi ne sont pas considérées. Cette raison, à elle seule, me motive à parler de ça ».
La démarche de Julie Laurin est constituée de prises de risques et pose des questions fondamentales relatives aux femmes, aux artistes et aux autodidactes. Donner à voir une autre perspective sur notre rapport au beau et aux modèles mais aussi donner à ressentir des émotions variées qui sont en général dissimulées dans notre quotidien, telle est la proposition de cette artiste montréalaise qui se découvre avec et à travers un regard intime et singulier.
Par Delphine Cézard