Tegan et Sara se servent de la musique pop pour faire passer leur message — et leur côté queer — auprès du grand public.
DEUX MINUTES, PEUT-ÊTRE TROIS. C’est le temps nécessaire à Tegan et Sara Quin (entre deux blagues et un sourire) pour séduire la demi-douzaine de femmes réunies dans un studio proche de Santa Monica Boulevard à Los Angeles pour les photographier. Mais elles ne s’arrêtent pas là. Pendant les cinq heures suivantes, au milieu de vêtements à essayer et de plats mexicains à emporter, elles déploient une offensive de charme qui ne laisse personne de marbre. Les soeurs nous offrent une démonstration Snapchat, partagent des recommandations de restaurants et ne tarissent pas d’éloges à l’égard du maquillage appliqué, des vêtements sélectionnés et des photos retenues. Ce sont les hôtesses rêvées, même si elles sont en fait les invitées. Une anecdote est racontée au sujet de Mickey — l’un des deux chats de Sara, célèbre sur le web et sujet d’un nombre appréciable de fan art — qui, la veille, a fait un saut périlleux en bas d’un balcon de la maison de Silverlake que Sara partage avec sa copine Stacy Reader. Le récit de la chute du félin est accueillie avec émoi, mais Sara s’empresse de rassurer les inquiets : « Tant que les chats se redressent durant la descente, leurs pattes amortissent la chute au sol. » Voilà une excellente métaphore en guise d’introduction (merci, Mickey !). Les auditeurs occasionnels et les critiques musicaux condescendants ont eu tendance à concentrer leur attention uniquement sur les aspects « originaux » de la biographie des soeurs Quin — Canadiennes, jumelles identiques, toutes deux homosexuelles — et s’en sont tenus à ça. Mais à 36 ans, Tegan et Sara sont, sans surprise, beaucoup plus complexes que ne le laissent penser ces trois caractéristiques. Après tout, voilà maintenant près de deux décennies déjà qu’elles performent et créent ensemble de façon professionnelle. Durant cette période, elles ont donné le jour à huit albums studio (incluant leur plus récent, Love You to Death, paru en juin dernier) et ont navigué du punk acoustique à la pop bonbon en passant par l’indie rock. Elles ont mûri, se sont éloignées, puis se sont retrouvées. En vivant dans des villes différentes — Montréal et New York pour Sara et Vancouver pour Tegan, quoique toutes deux désormais installées sur la côte ouest — et en s’accordant à chacune du temps pour travailler sur des projets solos, le duo a pris conscience que le lâcher-prise peut être aussi puissant que l’acharnement. En résumé, elles ont traversé assez de rebondissements et ont su retrouver l’équilibre bien assez souvent pour maitriser les ondes de choc.
REVENONS PLUS OU MOINS cinq ans en arrière. Après Sainthood, leur sixième album, Sara a réalisé qu’elle avait besoin d’autre chose.
Le duo a pris conscience que le lâcher-prise peut être aussi puissant que l’acharnement.
Elle avait le désir de réinventer leur musique qui commençait, selon elle, à sonner faux. Tegan, elle, rêvait de figurer au palmarès pop et de se produire dans des stades. La solution : Heartthrob, un bijou synthé-pop sorti au début de l’année 2013 qui signe la fin de leur réputation indie et les propulse dans le mainstream. Elles entrent directement en troisième place du Billboard 200, un classement record pour les jumelles. Elles font une apparition surprise sur scène lors d’un concert de Taylor Swift et, moins d’un an après, partent en tournée avec Katy Perry (le talent des jumelles semble d’ailleurs être l’une des seules choses sur laquelle s’entendent Perry et Swift). Leur transition est ainsi achevée. Cela ne s’est toutefois pas passé sans difficulté. Alors que Heartthrob rafle les honneurs aux prix Juno, est nommé au prix Polaris et est acclamé par les critiques, les fans de la première heure ont du mal à composer avec ce nouveau virage. En dépit de ces vents contraires, Tegan et Sara ont maintenu le cap et, par le fait même, assuré le potentiel d’une évolution dans la continuité. En février 2015, aux côtés du trio The Lonely Island, le binôme canadien a offert aux Oscars une interprétation plus que flamboyante du succès « Everything Is Awesome », chanson titre du film Lego. Le duo continue d’avancer sur le chemin de la pop avec Love You to Death, 31 minutes de chansons dignes du Top 40. Pour Sara, la puissance de l’album réside en grande partie dans son authenticité. « Je n’écoute plus la même musique que j’écoutais quand j’ai écrit les albums précédents Heartthrob. Je n’habite plus dans la même ville et n’ai plus les mêmes amis-es. C’est compréhensible puisque les personnes et les choses qui m’influencent sont complètement différentes. Si je composais des chansons acoustiques à la guitare et créais des albums indie rock, ce ne serait plus authentique. » Sa soeur met en garde d’alimenter les critiques d’une cohorte qui, en ligne, se fait un devoir de leur rappeler qu’elles sont maintenant des vendues. « Beaucoup de gens nous sont restés fidèles et nous tenons à maintenir le dialogue avec nos fans, nous dit Sara. C’est donc dommage que les opinions de seulement quelques-uns résonnent autant sur les réseaux sociaux. » L’idée que Sara pourrait être en train de sauver 30 chatons d’une cabane dans un arbre en feu, de le publier sur Instagram et que les seuls commentaires que nous recevrions seraient « elle ne s’épile plus les sourcils » nous fait sourire.
MÊME SI Tegan et Sara ne se préoccupent plus autant de savoir qui les aime — et à quel point — leur public est, lui, en pleine expansion. Grâce au film d’animation Lego, le groupe fait dorénavant partie de la liste des « trucs trop cools » de plusieurs élèves du primaire. Avec l’article du GQ de mai 2016, « Meet Tegan and Sara, the Women Whose Haircuts You’ll Want Next Year », c’est par le biais de la mode que le magazine masculin s’est intéressé au duo et a contribué à élargir sa base de fans. Cette attention n’est pas tout à fait nouvelle pour le duo. En effet, toutes ces années à baigner dans la sphère indie rock ont bien sûr conduit à une certaine reconnaissance, pour le meilleur et pour le pire. « À mesure que nous devenions populaires, c’était plus compliqué d’être acceptées par la vieille garde indie rock majoritairement masculine, blanche et hétérosexuelle, car ils ne se prononçaient pas nécessairement en notre faveur », nous explique Sara. « Nous faisions partie de la scène mais toujours un peu en périphérie. » La marginalisation apporte souvent (généralement) son lot de condescendance. En 2000, les soeurs se sont acheté un ordinateur et le logiciel Pro Tools afin de pouvoir enregistrer et produire elles-mêmes leur musique. Mais cela n’a pas découragé les collaborateurs masculins de chercher à exercer leur influence. Un producteur rencontré dans le cadre de Heartthrob s’est même proposé de leur apprendre comment utiliser un bouton de volume sur un casque d’écoute (grande révélation : sa candidature n’a pas été retenue). « Ça nous a pris beaucoup d’années et nous avons dû nous excuser de nombreuses fois pour en arriver où nous en sommes aujourd’hui. Nous sommes très respectueuses et très humbles, mais on ne s’excuse plus », dit Tegan.
SI ON SE FIE à Tegan, les artistes pop feraient de super barbecue. Le genre sans moustique et sans averse, où la boisson coule à flots et où la nourriture est grillée à la perfection. Passer du temps avec les artistes mainstream équivaut grosso modo à participer à une fête du 4 juillet organisée par Taylor Swift et qui ne se terminerait jamais.« D’une certaine manière, nous avons passé la porte et avons fait la fête avec les gens qui sont de l’autre côté et qui sont complètement différents de nous », nous dit-elle. L’invitation est lancée et est acceptée en connaissance de cause. « Les personnes présentes à ce barbecue comprennent qu’en nous appuyant, elles peuvent faire passer un message plus subversif.
Katy Perry ne dit pas : “Accueillez le groupe queer Tegan et Sara !” Elle dit : “Accueillez mes amies Tegan et Sara.” Nous ne trompons personne, ni ne cachons qui nous sommes. » S’enthousiasmant de sa métaphore du barbecue (« Et pour que ce soit bien clair, nous n’avons jamais été invitées à un barbecue par aucune de ces personnes », rigole Sara), Tegan fait tout de même valoir le caractère attrayant de tisser des liens avec la communauté mainstream. « Bien sûr, notre objectif est de demeurer nous-mêmes tout en interpellant le plus grand nombre de personnes possible pour leur montrer que c’est tout à fait correct de porter des pantalons à la cérémonie des Oscars ; qu’il n’y a aucun mal à ne pas se fondre dans la masse. Mais, à la base, le fait d’avoir été invitées signifie aussi que nous pouvons inviter nos amis-es.» Parmi ces amis-es, on peut compter Clea Duvall, qui a signé la vidéo du premier extrait de l’album Love you to Death, intitulé « Boyfriend » et qui avait auparavant réalisé une série d’entretiens pour Heartthrob. Durant l’élaboration de l’album, le duo avait déjà en tête de créer une vidéo pour chacune de leurs dix chansons, même celles qui n’étaient pas destinées à être un extrait radio. Ayant mené une carrière entourée de collègues masculins, que ce soit leurs gérants, agents, producteurs ou d’autres membres du groupe, Tegan et Sara étaient catégoriques quant à leur volonté de collaborer avec une plus grande diversité de créateurs pour réaliser leur tour de force artistique. En plus de Duvall, la liste finale des collaborateurs comprend Lisa Hanawalt, productrice de la série d’animation BoJack Horseman sur Netflix (Hang on to the Night) ; Allister Ann, photographe musicale (« Stop Desire ») ; Jess Rona, vedette sur Instagram et toiletteuse pour chiens (« 100x ») ; et Seth Bogard, alias Hunx (« U-Turn »). Leur premier choix n’a pas été difficile puisque Sara avait déjà composé une piste pour la trame sonore du plus récent film de Duvall, The Intervention, nous raconte Tegan. « On s’est dit, “Justement, on connait une réalisatrice homosexuelle qui, en plus, est notre amie, alors c’est simple. ” » L’équipe, formée de Duvall et de la designer de mode Rachel Antonoff aux commandes de la direction artistique, se voit donc composée à 80 % de femmes. « Nous avons déjà eu l’impression d’être perçues comme des accessoires lors des tournages de vidéoclips », dit Tegan. « Mais sur ce plateau, tout le monde nous appelait par nos prénoms respectifs et connaissaient ceux des autres. Ceux qui ne nous connaissaient pas ont eu la volonté d’apprendre à nous différencier. » Elle compare volontiers l’expérience avec un autre tournage, composé de 30 hommes et d’à peu près seulement deux femmes. « On ne se faisait jamais appeler par nos prénoms », dit Tegan.
À BIEN DES ÉGARDS, « Boyfriend » est une chanson classique de Tegan et Sara : accrocheuse et personnelle. Écrite par Sara, la pièce raconte l’histoire de ses débuts avec Reader qui, au moment de leur rencontre, n’avait jamais fréquenté de femme. Les soeurs Quin étaient confiantes quand elles ont choisi d’en faire leur premier extrait. Puis, elles ont hésité. La chanson serait-elle trop gaie et pas assez universelle ? Était-ce un sujet passé de mode ? Est-ce qu’une chanson à propos d’une femme queer qui a le sentiment d’être le petit ami hétéro de sa copine abordait la question du genre de manière trop binaire, ou était-ce trop complexe ? En fin de compte, elles ont simplement lâché prise — à la fois en ce qui concerne la chanson et ce qu’elle signifie pour Sara. « J’ai passé de nombreuses années à me torturer parce que je tombais en amour presque exclusivement avec des femmes qui s’identifiaient comme hétérosexuelles avant de me rencontrer. J’ai alors entamé une profonde réflexion sur mon genre et j’ai réalisé que je suis probablement plus identifiée au sexe masculin sur le plan romantique et relationnel. » La nature intellectuelle de cette introspection lui a finalement permis d’accueillir le mot « queer » et de s’identifier en tant que tel. « Me définir en tant que lesbienne ou homosexuelle ne m’a jamais complètement satisfaite. J’avais besoin d’un mot qui allait me permettre de me définir à la fois dans une perspective de genre et de sexualité. J’ai besoin de pouvoir m’autodéterminer autant que je le veux. Certains jours, ce n’est qu’en partie que je me sens queer, et d’autres, c’est à 100 %. » Faire fi des stigmates, des barrières et des contraintes — qu’elles soient imposées par soi-même ou par les autres — a rarement semblé si amusant et si important en même temps. Prenons en exemple la vidéo de « Faint of Heart » (« This love ain’t made for the faint of heart/real love is tough — Cet amour n’est pas fait pour les coeurs fragiles/l’amour, le vrai, est dur »).
Tournée le 12 juin, au lendemain de la fusillade qui a éclatée au club Pulse d’Orlando, la vidéo met en scène sur une piste de danse des jeunes trans et non conforme sur le plan du genre, livrant une bataille de lip-synch sur la musique de Prince et David Bowie. « Soutenir la communauté trans nous paraît naturel en partie à cause de ce que nous avons vécu par rapport à notre identité », explique Tegan. « Nous pourrions prétendre que c’est relativement facile d’être queer, que tout le monde nous aime. Nous rencontrons cependant constamment des jeunes qui souffrent profondément, qui ne trouvent pas leur place dans la société. Ils ne ressentent pas encore les bienfaits de l’ouverture d’esprit de cette culture queer. » À l’heure actuelle, la visibilité est l’outil le plus puissant qu’ont à leur disposition Tegan et Sara. C’est également leur plus grand cadeau. Faire de la musique indie en tant que musiciennes queers assumées est une chose. Composer un succès radiophonique tel que « Boyfriend » à propos des ambiguïtés dans une relation queer ou chanter une ballade qui appelle à l’action comme dans « Faint of Heart » en est une autre venant d’icônes pop homosexuelles assumées et soucieuses de l’appui du grand public. Avec Love You to Death, il y a plus de chances que la jeunesse genderqueer trouve un hymne qui les interpelle — ou qu’un intimidateur de l’école entende le message, l’intègre et change son attitude.
SIX MOIS APRÈS cette séance photo à L.A., Tegan et Sara ont fait paraître huit des dix vidéos de Love You to Death. Elles sont toutes différentes, et pourtant totalement complémentaires. « Stop Desire » présente une scène ludique et sensuelle dans une buanderie, pimentée d’un défilé visuel à double sens donnant le beau rôle à des fruits (qui aurait cru qu’un pamplemousse pouvait être aussi osé ?), de son côté « 100x » présente un Shih Tzu, sous un ventilateur qui ferait envie à Beyoncé, au milieu d’une meute de chiens coquets. Comprimés dans ces courtes vidéos, la créativité et la diversité des images rappellent que même les plus petits espaces permettent de communiquer une foule de choses, tant qu’on s’en sert intelligemment. Deux minutes, peut-être trois. Voilà le temps qu’il faut à Tegan et Sara Quin pour conquérir une salle. C’est aussi la longueur d’une chanson pop parfaite — le genre que vous trouverez sur Love You to Death.
Deux minutes, peut-être trois. Un laps de temps qui a le pouvoir de changer les choses.
Par Stéphanie Verge