Un parcours bispirituel à la grâce extraordinaire
En 2016, Ma-Nee Chacaby couche sur papier ses mémoires. Celles d’une vie parsemée d’embûches que la Grande Dame ojibwé-crie lesbienne parviendra à surmonter avec courage et résilience. Si la vie de la femme anishinaabe de 71 ans n’a rien d’un long fleuve tranquille, elle évoque le Grand Esprit (Gitchi Manitou en langue ojibwé) tel un guide l’accompagnant dans son parcours bispirituel. À n’en point douter, la foi est pour Ma-Nee cette grâce extraordinaire qui éclaire son parcours singulier qu’elle raconte – et que le Gitchi Manitou lui souffle à l’oreille, selon ses dires – dans son livre Un parcours bispirituel : Récit d’une aînée ojibwé-crie lesbienne.
L’amour
Ma-Nee est conteuse. Ironiquement, elle n’aime pas parler de sa vie, confie-t-elle en début d’entrevue en sirotant une tasse de thé. Il faut dire que celle qui habite aujourd’hui Thunder Bay a jadis vécu de nombreuses difficultés, et ce, dès sa naissance. Née le 22 juillet 1950 au sanatorium de Thunder Bay, elle y sera adoptée par une famille blanche, avant que Leliilah, sa kokum (grand-mère) la recueille à l’âge de deux ans. « Je me rappelle très peu mon enfance, mais autant que je m’en souvienne, je me sentais comme si je n’appartenais à nulle part », explique Ma-Nee au sujet de ses origines, avant de souligner l’incommensurable influence de sa kokum qui lui racontait des histoires : « Elle avait cette façon de raconter et d’aimer. Il n’y a personne de la sorte dans ma vie, maintenant. » Originaire des prairies de la Saskatchewan, Leliilah était nomade, conteuse et guérisseuse.
Au début des années 1900, elle voyage jusqu’en Ontario, à Ombabika, où elle s’établit. Alors que Ma-Nee n’a environ que cinq ans, Leliilah informe la petite qu’elle a deux esprits (niizhiin ojijaak) en elle. Si les premiers souvenirs de Ma-Nee d’une attirance envers les filles remontent à l’âge de dix ans, il lui faudra de nombreuses années pour faire le lien entre ses sentiments lesbiens et ce que sa grand-mère racontait à propos des êtres à deux esprits, pour concrètement explorer sa bispiritualité. Puis, à 39 ans, Ma-Nee assiste à son premier défilé de la Fierté, à Boston, soit un an après avoir rencontré son premier grand amour Leah, une Américaine de 22 ans, avec qui elle ira vivre au Massachusetts. Alors âgée de 38 ans, elle découvre pour la première fois de sa vie le plaisir sexuel, l’amour, la passion et le respect mutuel : « J’avais raté beaucoup de choses, mais il était hors de question que j’en rate davantage! », appuie celle qui par la suite vivra avec Grace pendant près de 12 ans dans leur maison de Kaministiquia. Si Ma-Nee est aujourd’hui célibataire, c’est d’abord par manque de temps, avoue-t-elle, mais également d’opportunités de rencontres à Thunder Bay. « Il n’y a plus de café/bar pour les gais et les lesbiennes à Thunder Bay. Tu rencontres des gens à la gay pride, that’s it! Tout le monde est out une fois par année et après ils referment la porte [du placard] pour toujours ». Qu’à cela ne tienne, Ma-Nee s’impliquera dans la Semaine de la Thunder Pride, deux fois plutôt qu’une, que ce soit en animant une cérémonie de purification et de tambours, ou encore en se transformant en Elvis lors d’une soirée drag!
La haine
Si Ma-Nee embrasse aujourd’hui sa bispiritualité et l’amour qu’elle reçoit, les quarante premières années de sa vie sont marquées par des événements tragiques; de l’abus d’alcool, aux nombreuses agressions sexuelles dont elle est victime. D’un mariage arrangé par sa mère, à 16 ans, marqué du sceau de la violence conjugale. Si la vie lui donne de beaux enfants, dont Sarah et Martin, le troisième, issu d’un viol, décède du syndrome de mort subite du nourrisson. Puis, Ma-Nee sombrera dans l’alcool et l’itinérance; on lui retirera la garde de ses enfants. Alors qu’on lui diagnostique une mort clinique due à une tuberculose et une double pneumonie, elle revient à la vie, ainsi qu’à la sobriété avec le programme des Alcooliques anonymes. Elle s’engage alors à aider son prochain, devenant conseillère en alcoolisme pour les personnes des Premières Nations, en aidant des femmes enceintes toxicomanes en situation d’itinérance, des homosexuels atteints du SIDA ou encore en élevant des enfants, chez elle, en famille d’accueil.
L’espoir
D’une rarissime vérité, l’autobiographie de Ma-Nee constitue un des rares récits bispirituels publiés, écrits à la première personne par une Anishinaabe lesbienne, traitant des problèmes vécus par les Autochtones au Canada, plaçant ainsi au cœur du récit la primauté de la tradition orale. Les talents de conteuse de Ma-Nee expriment un point de vue unique qui démontre les effets de la colonisation, du racisme, de l’homophobie, de la violence, de la toxicomanie et de la pauvreté sur les expériences des femmes autochtones au Canada. Alors que beaucoup d’enfants d’Ombabika furent emmenés dans des pensionnats autochtones, Ma-Nee était partie trapper avec son père, ce jour-là. Une chance? Bien que plusieurs furent agressés et violentés, il en sera de même pour Ma-Nee à Ombabika, explique-t-elle. Pour Ma-Nee, la vérité et la réconciliation n’ont toujours pas cours au Canada, puisque les actions du gouvernement ne suivent pas : « Pourquoi y a-t-il encore des gens qui crèvent de faim dans la rue, qui n’ont pas de logis, qui se font tuer lorsqu’ils arrivent en ville, des femmes qui se font assassiner ? Pourquoi ces choses arrivent-elles encore? Si nous avions la vérité et la réconciliation dans notre Canada, ces choses n’arriveraient pas. » Certes, du haut de ses 71 ans et avec toute la sagesse du monde, Ma-Nee continue d’avoir la foi en son Dieu, le Grand Esprit, celui qui lui donne une raison de vivre, de créer des œuvres artistiques et même de faire des entrevues!
« Il me donne de l’espoir. La chose qui me guide est l’amour. L’amour peut tout vaincre. Je ne crois en rien d’autre que l’amour. Je ne peux haïr les gens pour ce qu’ils font à la planète, bien que je pourrais avoir plusieurs raisons de le faire, je ne veux pas vivre dans ce monde de haine et de violence. Il y a bien sûr quelque chose de plus grand que nous, il suffit d’y croire. C’est cette façon de penser qui m’a sauvée. »
Par Julie Vaillancourt