Si le festival Juste Pour Rire n’a lieu qu’une fois par an, pour Nelly Quemener, sociologue maître de conférence à l’université Sorbonne-Nouvelle de Paris, l’humour c’est toujours du sérieux. Selon elle, l’humour peut-être représentatif des changements qui se produisent très progressivement dans nos sociétés occidentales, dans les rapports hommes/femmes. Explications.
Si Nelly Quemener s’est penchée sur l’étude des femmes humoristes, c’est dans l’optique de repenser les idées reçues à propos des hommes et des femmes, autrement dit des genres. Dans son article sur les comiques françaises, paru dans Recherches féministes, Nelly Quemener s’intéresse aux femmes humoristes apparaissant dans les médias de masse – notamment les talk-shows – entre 2003 et 2007. Selon elle, les femmes humoristes y « revisitent les ressorts du rire en faisant du corps un élément actif et révèlent les modes de catégorisation du genre à travers des ″hyperféminités″ et des ″féminités masculines″ » susceptibles d’interroger les frontières des genres.
En regardant les représentations homme/femme dans la pratique actuelle de l’humour, notamment par les femmes, ainsi que leur statut professionnel, elle révèle à la fois des schémas de pensées et des mutations imperceptibles qui sont en train de se produire dans nos sociétés.
/ De la représentation de stéréotypes à la Queerisation de l’humour?
Dans son article, Nelly Quemener rappelle que, dans de nombreuses sociétés occidentales, les femmes sont traditionnellement considérées comme dénuées d’humour, sensibles ou passives. Dans les années 70, certaines femmes commencent à émerger sur la scène humoristique avant d’aborder dès 1990, dans des sketches moins conventionnels, la question des genres. Les femmes humoristes, en gagnant plus de visibilité sur scène ou à la télévision, ont acquis une plus grande liberté et agrandi le champ des possibles. Le recourt à des personnages clichés, parfois exagérés, comme les « blondes » (la blonde parodique, la blonde fantasmée, la blonde castratrice, etc.) ou des « personnages inclassables d’un point de vue ″genré″ ou bien hybride, c’est à dire qui présentent des caractéristiques féminines et masculines », a brouillé les frontières entre la personne qui parle et le personnage incarné.
En mettant en scène des personnages types et/ou en brouillant les genres, les femmes proposent de nouvelles manières de faire de l’humour et d’être femmes, sans tenir compte des codes sociaux ou en les malmenant. On parle alors de Queerisation de l’humour dans le sens où le genre n’agit plus comme un critère de catégorisation sociale.
/ Perspectives de pensée Queer : une nouvelle vague pour les Cultural Studies
Initiée au sein de séminaires tels que le Zoo, la nouvelle pensée Queer peut se réclamer des Cultural Studies, axées sur l’analyse des cultures divergentes, et redéfinit la notion de Queer (apparue dès les années 1980 pour « regrouper les identités non-straight sous un même terme ») dans une acception large amenant à ne plus considérer le genre comme un critère de catégorisation sociale. Si la perspective LGBT se détermine en partie par les normes de genre (la notion de lesbianisme découle de la séparation homme/femme), ce n’est pas le cas de la mouvance Queer qui laisse la possibilité d’un « imaginaire à réinvestir collectivement derrière ».
Pour Nelly Quemener, il faut donner une place aux personnes qui ne correspondent pas aux modèles diffusés par la culture dominante. En fédérant le militantisme féministe et Queer, porté par divers collectifs, tels que la Barbe ou Ouiouioui en France, à des courants de pensée universitaires, l’objectif est de « faire émerger une réflexion de l’intérieur » dans l’optique de « construire une politique Queer qui dépasse la question de l’égalité des droits ».
/ Une actualité de front
Sortir du clivage des différents courants féministes, échapper au rapport binaire homme/femme, éviter les écueils des définitions, ouvrir le dialogue entre théorie et pratique, réinventer la pensée et les configurations sociales, c’est ce que permettent ces nouvelles réflexions. À travers son dernier ouvrage, Le Pouvoir de l’humour, Nelly Quemener continue de passer par l’étude de l’humour pour remettre en question les rapports de pouvoir dans la société. Selon elle « les années 2000 marquent une véritable rupture : des humoristes femmes et/ou issus de minorités ethniques ou raciales s’emparent de l’humour et de sa force subversive. [Ils] cherchent à dénoncer les enfermements du système binaire masculin/féminin et les exclusions du modèle républicain ».
Mardi 14 juillet, elle était à Montréal pour parler du traitement de la mort des personnalités en tenant compte de leur origine ethno-raciale et de leur genre, à l’occasion du colloque de l’International Association for Media and Communication Research.
Par Delphine Cézard