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Perdre mes privilèges – Chris Bergeron

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On peut dire qu’il m’en a fallu, du temps. Quarante ans pour avoir le courage d’admettre que je suis une femme trans.

Pourquoi m’a-t-il fallu tant de temps pour trouver la force d’entamer ma transition médicale ? Comme pour tant d’autres, la crainte de décevoir mes proches, d’être marginalisée et de mettre en danger ma santé et ma sécurité y est évidemment pour quelque chose.

Je dirais, toutefois, que c’est mon environnement professionnel qui m’a encore plus freinée. J’ai commencé ma carrière comme journaliste culturelle à une époque où la plupart des rédacteurs en chef correspondaient à l’archétype du mansplainer sarcastique. Je me suis donné beaucoup de mal pour jouer ce rôle. Même si, au fond de moi, une autre personne cherchait désespérément à s’exprimer.

Je me suis mise en tête qu’une transition signerait la fin de ma carrière. Et j’ai longtemps repoussé l’inévitable.

Dans la vie, les choses ne se déroulent pas toujours comme prévu. Après de nombreuses années à la tête d’un hebdomadaire, on m’a montré la sortie. Avec le recul, c’était la meilleure chose qui pouvait m’arriver.

Ce licenciement m’a permis de me réinventer. D’écouter enfin cette petite voix intérieure qui refusait de se taire. Changer de profession allait me donner la force de changer toute ma vie.

C’est comme ça que j’ai rejoint le secteur de la publicité. Les agences de création peuvent être un refuge idéal pour les personnes qui sortent de l’ordinaire. Le jour où j’ai fait mes premiers pas en tant que publicitaire, j’ai été impressionnée par l’énergie débordante et l’attitude décontractée de mes collègues. Tout le monde avait l’air à la fois très occupé et très libre. L’individualité était à l’honneur.

J’ai commencé à m’habiller de façon plus féminine. Au bout de six mois, je m’habillais quasiment tous les jours comme une femme. Je n’aurais jamais imaginé avoir un jour une telle liberté.

Mais la publicité est parfois un milieu très masculin. Et les milieux masculins, aussi ouverts qu’ils puissent paraître, posent sur le monde un regard d’homme. Je me sentais acceptée, mais pas comprise. Pour mes patrons, je restais un homme en talons.

En fin de compte, j’ai de nouveau été licenciée. Peut-être parce qu’il est impossible de donner le meilleur de soi-même quand on ne se sent pas en parfaite harmonie avec soi-même.

L’importance de faire attention aux autres

Un an plus tard, j’ai trouvé un poste de directrice de création chez Cossette, l’une des plus grandes agences du Canada.

J’y ai vécu l’un des moments les plus marquants de ma vie professionnelle quand, quelques minutes avant une présentation client importante, ma directrice Mélanie Dunn s’est tournée vers moi et m’a dit : « Je vais te présenter comme une femme, puisque c’est ce que je vois quand je te regarde. C’est ce que tu es ». Six mois plus tard, je commençais les hormones. J’étais enfin en sécurité.

C’est la leçon de RH la plus percutante que j’ai jamais reçue. Un excellent gestionnaire se distingue par sa capacité à comprendre les membres de son équipe et à trouver les bons mots pour dire : « Tu comptes. Je comprends ce que tu veux et, si je peux, je t’aiderai à l’obtenir ».

Oui au traitement spécial, non aux ambitions revues à la baisse

La transition m’a fait perdre une grande partie de mes privilèges : le privilège de me sentir en sécurité quand je sors le soir, le privilège de ne pas être victime de stéréotypes, le privilège de la santé facile. Et pourtant, malgré ces difficultés, je me suis épanouie à la fois personnellement et professionnellement.

J’ai travaillé dur pour y arriver, mais j’ai eu beaucoup de chance. J’ai tout à fait conscience que je dois une partie de ma réussite à mes anciens privilèges d’homme. Et le reste, je le dois à la bienveillance des autres.

Quand je flanche, ce qui m’arrive souvent, quand la pression physique et mentale de la transition est trop lourde, mes collègues m’obligent à faire une pause.

D’ailleurs, c’est juste après un congé de trois mois pour cause d’épuisement que je suis passée du poste de directrice créative à celui de vice-présidente. D’autres agences ne m’auraient pas gardée, et encore moins accordé de promotion. En théorie, je suis trop fragile. Je risque de créer trop de problèmes.

Famille choisie

Dans notre culture queer, le concept de famille choisie est extrêmement important. Votre famille choisie se compose des personnes qui vous comprennent le mieux. Dans votre globalité.

Pour les gens comme moi, le travail a quelque chose de très personnel. Avec le temps, mes collègues sont devenus ma famille choisie.

En me procurant un espace où je me sens en sécurité, mes collègues et employeurs ont bénéficié de toute la force que j’avais jusque-là consacrée à lutter contre moi-même et contre les autres dans ma quête de reconnaissance en tant que femme. Aujourd’hui, j’utilise toute cette énergie pour résoudre des problèmes créatifs pour mes clients, pour motiver mon équipe et pour faire évoluer l’agence.

Travaillez avec votre famille choisie.

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Par Chris Bergeron @chrisbergeron
Photographie par Gaëlle Leroyer @gaelleleroyerphotography
Mise en beauté par Maïna Militza
@mainamilitza

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